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Les Apocalypses en Chine


Wuguan wang, roi du quatrième enfer
Wuguan wang, roi du quatrième enfer

© GrandPalaisRmn (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier

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Des visions de la fin du monde et des prophéties messianiques n’ont cessé de circuler en Chine depuis plus de deux mille ans. Elles ont inspiré quantité de sectes et de soulèvements populaires, mais aussi de flamboyants écrits apocalyptiques. Composées par des adeptes du taoïsme ou du bouddhisme, ces Apocalypses ont vu le jour durant la grande effervescence religieuse du Moyen Âge. L’une d’elles, intitulée Livre des Incantations Divines, est considérée comme le chef d’œuvre du genre.

Une tradition bimillénaire

La Chine possède une authentique tradition eschatologique et messianique dont les racines remontent à l’Antiquité. Zhuangzi, le célèbre philosophe du 4e siècle avant notre ère, évoquait déjà un déluge et une conflagration susceptibles de détruire l’univers et auxquels seuls les Hommes Parfaits surviraient.

Le plus ancien soulèvement messianique historiquement connu eut lieu en l’an 3 avant notre ère. Bien d’autres mouvements de même type éclateront sporadiquement au cours des deux millénaires suivants, certains assez puissants pour mettre à mal les gouvernements, voire provoquer la chute de dynasties régnantes.

Les Apocalypses du taoïsme et du bouddhisme

Ce sont les Apocalypses produites durant le haut Moyen Âge (3e-6e siècles) par les deux grandes religions chinoises – le taoïsme et le bouddhisme – qui nous renseignent au mieux sur l’imaginaire messianique et eschatologique des Chinois.

Le taoïsme, religion « autochtone » de la Chine, et le bouddhisme, religion importée de l’Inde et de l’Asie centrale et solidement implantée dans tout le territoire chinois, sont alors en pleine expansion. Ils rivalisent dans une production massive de textes sacrés. Révélations d’origine cosmico-divine pour les uns, transcriptions de la parole du Bouddha pour les autres, ces centaines d’écrits saints et de sutras ont pour objectif d’assurer le salut des individus en ce monde et dans l’autre. Parmi eux, une dizaine d’écrits apocalyptiques ont survécu, certains sous forme de manuscrits tels ceux découverts dans la fameuse « grotte aux manuscrits » du majestueux site médiéval de Mogao, à Dunhuang, au nord-ouest de la Chine, sur l’ancienne Route de la soie.

Paul Pelliot dans la niche aux manuscrits 163 (ou grotte 17)
Paul Pelliot dans la niche aux manuscrits 163 (ou grotte 17) |

Paris, musée Guimet, archives photographiques, AP8187

Vue des grottes de Duhuang (ou Touen-Houang)
Vue des grottes de Duhuang (ou Touen-Houang) |

Bibliothèque nationale de France

Ces Apocalypses émanent généralement de mouvements sectaires formés en marge des grands courants du taoïsme ou du bouddhisme. Les prophéties qu’elles contiennent sont, dans leurs grandes lignes, celles de toute eschatologie apocalyptique : prolifération des forces du mal, extermination des pécheurs et destruction totale de l’univers, avènement d’un sauveur surnaturel dans un nouveau monde paradisiaque peuplé des seuls élus.

Pour les taoïstes, ce leader messianique n’est autre que Laozi, l’illustre sage de la haute antiquité devenu un dieu cosmique omnipotent, le Seigneur Lao aussi appelé Seigneur Parfait ou Li Hong. Pour les bouddhistes, c’est Maitreya, le « futur bouddha » ou bien un bodhisattva nommé Enfant Clarté Lunaire (Yueguang tongzi) qui sont attendus. Tout comme Li Hong pour les taoïstes, Maitreya et Clarté Lunaire apparaîtront une fois que le monde aura été lavé de toute souillure pour inaugurer une ère nouvelle, gouvernée par la Vraie Loi ou dharma.

Laozi divinisé
Laozi divinisé |

Photographie : Boston Museum of Fine Arts, domaine public

Bodhisattva Maitreya
Bodhisattva Maitreya |

Photographie : Metropolitan Museum of Art, domaine public

La grande Apocalypse taoïste : le Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales

Les sanglots résonnent sur les routes […], les cadavres s’amoncellent dans les champs.

Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales , 5e siècle, tr. C. Mollier

Chef d’œuvre du genre, le Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales est apparu au début du 5e siècle sous le pinceau d’un visionnaire anonyme appartenant à une organisation dissidente de l’Église taoïste des Maîtres Célestes. Cette secte des Trois Grottes était alors active au sud de la Chine.

Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales
Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales |

Bibliothèque nationale de France

Transmis par voix divine, son ouvrage se présente comme le livre saint absolu, doté de tous les pouvoirs et seul capable de sauver l’humanité des affres de la fin des temps. Au fil de ses vingt chapitres, il enchaîne prédictions catastrophiques et exhortations. Le grand cycle cosmique est parvenu à son terme. Le déluge final est imminent. Désordres et afflictions – guerres, invasions barbares, banditisme, vendettas, exactions, corruption politique, emprisonnements, châtiments, conflits familiaux, famines, et autres calamités – ont atteint leur paroxysme. Sous l’effet de la dégénérescence morale, les perturbations cosmiques et les catastrophes naturelles se multiplient.

Le monde n’est plus que tourmente. Le soleil et la lune ont perdu leur cycle normal. Les cinq céréales ne mûrissent plus. Une multitude de gens, contraints au vagabondage, périssent… 

Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales , 5e siècle, tr. C. Mollier

Par-dessus tout, ce sont les épidémies et les maladies qui font des ravages. Elles sont propagées par des hordes de démons (gui) qui déferlent sur terre par dizaines et centaines de millions.

Démon à une jambe et quatre têtes
Démon à une jambe et quatre têtes |

© British Library

Almanach chinois
Démons des maladies dans un almanach chinois |

© British Library

Le texte en dresse de longues listes, dévoilant leurs identités et leurs capacités de nuisance : démons cyclopes à trois têtes, à la bouche et aux yeux verticaux, avec trois pieds et douze mains, bicéphales, manchots, lilliputiens ou géants. Armés de gourdins, de poignards ou de cordes, ils mènent des raids destructeurs.

Plaque en forme de démon
Plaque en forme de démon |

Metropolitan Museum of Art, Domaine public

D’aucuns se font poissons ogres, oiseaux géants, insectes ou cerfs. Ils envahissent les cieux et les dix directions de l'univers, les montagnes et les rivières, disséminant pathologies et autres tourments mortifères.

Voilà les esprits exterminateurs à tête rouge ! Haut de dix-mille toises, leur roi ordonne à trente-six milliards d’entre eux de parcourir le monde, armés de gourdins rouges, pour attaquer les êtres humains qu’ils traquent jour et nuit. Les souffles bleus sèment la mort, les souffles rouges la peste, les souffles jaunes la dysenterie, les souffles blancs le choléra, les souffles noirs des exactions. 

Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales , 5e siècle, tr. C. Mollier

L’ouvrage exhorte sans relâche les populations à se convertir de toute urgence. Chacun doit impérativement recevoir ce Livre des Incantations Divines, seul et unique passeport pour le salut. Il convient de lui rendre un culte sur l’autel familial et de le diffuser. Les réfractaires, ceux qui refusent l’initiation et tournent le dos à la Vraie Loi, sont décrétés démoniaques. Beaucoup portent les marques de leur nature viciée, qu’ils soient infirmes, handicapés, bossus, débiles ou disgraciés au point que leur simple vue « donne envie de vomir ». Tous ces « cadavres ambulants », de même que les étrangers « barbares », sont voués à disparaître.

L’eau va monter à des dizaines de milliers de toises. Les infidèles seront dévorés par les poissons et les tortues ; aucun n’en réchappera…

Livre des Incantations Divines des Grottes Abyssales , 5e siècle, tr. C. Mollier

Quant aux fidèles, ceux qui sont légitimement en possession du livre saint et sont donc des immortels en puissance, promesse leur est faite qu’ils pourront tous, sans exception, échapper au déluge en trouvant refuge dans les montagnes. Là, ils embarqueront dans des chars attelés de dragons pour gagner le royaume parfait du Seigneur Li Hong, un univers merveilleux, entièrement refait à neuf où prévaudront l’abondance et l’égalité absolue. Il n’y aura plus ni distinction d’âge ou de sexe. Tous, pareillement beaux et vertueux, deviendront hauts fonctionnaires ! De ce peuple élu ou « peuple-semence » éclora une nouvelle humanité sans tares ni défauts.

Les Apocalypses du bouddhisme médiéval

Élitisme et démonisme sont aussi au cœur de l’eschatologie bouddhique de la même époque. Le Sutra de Consécration (milieu du 5e siècle) décrit les légions de démons exterminateurs qui font irruption à la faveur du chaos moral, social et politique caractérisant le troisième et dernier kalpa, période du temps cosmique. C’est ainsi que le mal va éradiquer le mal. Après l’ultime cataclysme, un moine (bhiksu) arrivera porteur de l’écrit saint gravé en lettres d’or sur des tablettes en bois de santal afin d’assurer le salut de tous les fidèles, religieux et laïcs.

Un siècle plus tard, le Sutra du moine Shouluo, lui aussi révélé par le Bouddha, déplore la recrudescence de fléaux démoniaques, signes patents de la fin du dharma. Il prédit la parousie imminente du bodhisattva-messie Enfant Clarté Lunaire et l’inauguration d’un nouveau grand kalpa.

Sûtra des dix rois de l’enfer
Sûtra des dix rois de l’enfer |

Bibliothèque nationale de France

Le messianisme réalisé : la théocratie des Maîtres Célestes

Le Maître Céleste Zhang Daoling
Le Maître Céleste Zhang Daoling |

Photo : Masatsugu Nokubo, domaine public

Loin de demeurer une pure chimère, l’utopie messianique du taoïsme se fit réalité, au début du 1er millénaire, avec l’établissement d’une véritable théocratie au Sud-Ouest de la Chine. Son chef suprême, le Maître Céleste Zhang Daoling, déclarait avoir reçu son investiture du dieu Laozi descendu sur terre, en l’an 142, pour le charger d’une mission de salut universel : éradiquer les forces du mal et instaurer un nouvel ordre cosmique sous l’égide de la religion Une et Orthodoxe, le taoïsme.

Avec sa communauté d’élus rigoureusement organisée, cette théocratie taoïste réussit à se maintenir en marge des institutions impériales pendant une trentaine d’années. La secte essaima ensuite dans toute la Chine et s’institutionnalisa pour devenir la grande Église taoïste des Maîtres Célestes, toujours active de nos jours.

Prophètes et empereurs-messies

Au fil des siècles, quantité de prophètes se proclamèrent, eux aussi, émissaires ou incarnations de déités messianiques du taoïsme ou du bouddhisme, déchaînant parfois de violentes insurrections populaires. Le soulèvement des Turbans jaunes en l’an 184 et celui de Sun En, deux cents ans plus tard, furent parmi les plus durement réprimés. À l’époque prémoderne, la très populaire secte bouddhique du Lotus blanc et ses nombreuses branches furent frappées de proscription et persécutées par les autorités impériales, en raison de leur potentiel subversif.

Ironie de l’histoire, il n’est pas rare que les croyances messianiques aient fait le jeu de souverains régnants désireux de légitimer leur « mandat céleste » ou de renforcer leur prestige. C’est ainsi, par exemple, que la célèbre impératrice Wu Zetian (r. 690-705) se fit passer pour une réincarnation du bouddha Maitreya, ou encore que l’empereur Huizong de la dynastie Song (12e s.) fut reconnu comme la personnification d’un dieu taoïste.

Bouddha monumental de la grotte de Fengxian
Bouddha monumental de la grotte de Fengxian |

Photographie : Gary Todd, flickRCC 1.0

Portrait de l'empereur Huizong assis
Portrait de l'empereur Huizong assis |

CC BY-SA 4.0

La pérennité des utopies millénaristes

Rumeurs d'apocalypse en Chine en 2012
Rumeurs d'apocalypse en Chine en 2012 |

© RFI/AFP

Bien des sectes syncrétistes et autres sociétés secrètes continuèrent, jusqu’au 20e siècle, à véhiculer des prédictions messianiques et eschatologiques. Certaines prônent un universalisme religieux mêlant bouddhisme, taoïsme, christianisme, judaïsme et islam.

De nos jours, la fin du monde fait plus que jamais recette dans le monde chinois si l’on en juge par les millions d’adhérents que comptent les organisations sectaires telles que la toute-puissante « Voie de l’Unité foncière » (Yiguan dao) ou encore la sulfureuse Roue de la Loi (Falungong). Réajustées aux exigences des sociétés modernes, leurs utopies millénaristes restent fondamentalement celles des fanatiques du Moyen Âge.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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