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Les imaginaires de la fin des temps

Coup d’œil général sur la fin du monde
Coup d’œil général sur la fin du monde

Bibliothèque nationale de France

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Dès lors que les sociétés humaines fondent leur représentation du monde sur un récit qui en décrit la naissance, elles en viennent dans un même mouvement de pensée à accepter sa fin. Notre monde est historique car il est soumis au temps. Des mythes à la science, il existe pourtant bien des manières d’envisager cette fin.

Au-delà de l’Apocalypse : une multiplicité de récits et de traditions

Une fin définitive…

Certains mythes postulent que le monde tel que nous le connaissons est mortel tandis que son principe créateur existe de toute éternité : dans la Bible, l’Apocalypse de Jean met en œuvre une telle conception de la fin. Elle est l’anéantissement de tout ce qui fut ici-bas mais non une fin radicale, puisqu’elle ouvre vers « un ciel nouveau et une terre nouvelle », où « la mort ne sera plus ».

Cette conception se retrouve dans d’autres traditions, comme le Ragnarök de la mythologie nordique ou la fin des temps dans le zoroastrisme, une religion iranienne. Même si la perspective d’une révélation annoncée peut être consolante, la fin du monde tel que nous le connaissons n’en est pas moins un événement terrifiant.

… ou un cycle perpétuel

Certaines mythologies ou cosmologies envisagent au contraire le cycle des fins et des renaissances du monde selon une temporalité marquée par l’éternel retour des choses à leur état originel : c’est le cas en Inde ou chez certains peuples précolombiens.

Schéma de la sphère céleste
Schéma de la sphère céleste |

Bibliothèque nationale de France

Dans le Timée, Platon déroule un mythe cosmologique, celui de la création de notre monde par le Démiurge (l’Artisan ou l’Artiste), et inscrit notre histoire dans la périodicité du cataclysme. En effet, dans leurs révolutions autour de la Terre, le centre du cosmos chez les Anciens, il arrive un moment où les sept planètes se retrouvent ensemble à leur point de départ parfaitement alignées. On croyait que cette « Grande Année » marquait la fin d’un cycle et l’entrée dans un nouveau cycle marqué par le renouvellement du monde habité. Diverses traditions associaient cet événement à une succession de « catastrophes », un terme qui signifie « retour » ou « renversement » en grec.

L’historien romain Tacite mentionne que dans son Hortensius, une œuvre perdue pour nous, Cicéron avait estimé la durée de ce cycle à 12 954 ans. Dans ses Questions sur la nature, le stoïcien Sénèque renvoie à Bérose, un astrologue et prêtre babylonien contemporain d’Alexandre le Grand, pour avoir transmis cette tradition. Cette réunion périodique de tous les astres dans le signe du Cancer entraînerait un Déluge universel ainsi qu’une conflagration du monde, avant une renaissance.

Le Déluge
Le Déluge |

Bibliothèque nationale de France

L’empereur Marc Aurèle, un autre stoïcien, invite quant à lui à méditer autant sur notre mort, en tant qu’hommes, que sur les transformations et destructions perpétuelles du monde : toutes choses doivent périr ou s’altérer. Si philosopher est apprendre à mourir, il nous faut aussi accepter la mortalité du monde tel que nous le connaissons. Le déclin inévitable du monde, sous le registre du vieillissement (mundus senescit) par exemple, semble avoir été une idée familière chez les Anciens. Elle s’exprime de multiples manières dans la plupart des sociétés humaines.

Le renouvellement des mythes aujourd’hui

Notre époque peut ne plus se sentir liée à ces vieilles fables. Elle n’en suscite pas moins de nouvelles qui témoignent de cette obsession eschatologique. Faut-il rappeler la grande peur du bug informatique de l’an 2000, qui saisit jusqu’aux pouvoirs publics, au moment du changement de millénaire ? Elle rappelle la « peur de l’an mil » qui aurait parcouru l’Occident médiéval, mais dont la lecture historique est largement revue aujourd’hui.

Nous ne sommes donc guère sortis de ce millénarisme. Certains de nos contemporains furent de nouveau saisis par la peur – l’attente parfois – de l’advenue des temps derniers, annoncée pour l’an 2012 selon une interprétation du calendrier Maya. Le réalisateur Roland Emmerich, spécialiste des blockbusters apocalyptiques, en fit un film à succès en 2009 : 2012. La fiction prenait appui sur nos angoisses face au dérèglement climatique et à la montée des eaux et rejouait dans une version très technologique le mythe du Déluge.

Eschatologie et catastrophes

L’éternité face aux transformations du monde

Météorologiques d’Aristote paraphrasés et commentées
Météorologiques d’Aristote paraphrasés et commentées |

Bibliothèque nationale de France

De fait, les calamités qui s’abattent sur nous sont le ressort inépuisable d’une réactivation de l’imaginaire eschatologique. Dans son traité Sur les météores, Aristote tient à défendre absolument, démonstration à l’appui, l’éternité du cosmos. Le monde que nous habitons subit toutes sortes de transformations et de bouleversements mais le caractère perpétuel du mouvement des astres est une garantie de la nature inaltérable de l’univers.

Le philosophe répond ainsi aux inquiétudes de ses contemporains qui voyaient leurs paysages familiers se transformer lentement et des régions verdoyantes s’assécher, comme l’Égypte et Mycènes, terre fertile à l’époque de la guerre de Troie devenue impropre à la culture quelques siècles plus tard. Une allusion au motif de la Grande année est introduite. Notre Terre connaît des cycles d’inversion des terres et des mers, liés aux variations du niveau de ces dernières sous l’effet de la révolution du Soleil, mais il ne faut pas redouter un assèchement généralisé.

L’échelle de temps de ces changements météorologiques n’est toutefois pas celle de l’histoire des hommes, davantage affectée par des calamités telles que les guerres, les maladies ou les disettes. Toutefois, cette manière qu’a le philosophe de vouloir rassurer son auditoire traduit d’authentiques craintes quant aux effets des changements climatiques sur les destinées des hommes, preuve que ces interrogations ne sont pas si neuves.

Une volonté dans la catastrophe

S’interrogeant sur les fondements du sentiment religieux, Henri Bergson reprend le témoignage de William James, qui se trouvait en Californie lors du terrible séisme de 1906 qui détruisit une partie de San Francisco : le phénomène y est décrit comme un agent doué d’une intention.

Face au péril extrême et à la terreur qu’il suscite, notre intelligence « suscite l’image qui rassure. Elle donne à l’Événement une unité et une individualité qui en font un être malicieux ou méchant peut-être, mais rapproché de nous, avec quelque chose de sociable et d’humain ». L’idée d’une intention ou de forces de la nature est au cœur de nos croyances en tant qu’elle nous permet d’accepter tout ce qui, dans l’ordre du monde, échappe à notre contrôle.

Expliquer la catastrophe par l’action d’un esprit ou d’une volonté divine, sous le mode de l’avertissement ou du châtiment, peut contribuer à rendre intelligible ce qui vient bouleverser ou menacer nos existences. Les élans prophétiques ne manquent jamais face aux malheurs du temps.

Ascension des deux témoins et tremblement de terre
Ascension des deux témoins et tremblement de terre |

Bibliothèque nationale de France

Lisbone abysmée
Lisbone abysmée |

Blbliothèque nationale de France

À l’inverse, la dévastation et le chaos sèment aussi le doute dans les esprits et conduisent à questionner la providence. Le grand tremblement de terre de Lisbonne (1755) frappa les esprits et suscita dans toute l’Europe la controverse théologico-philosophique, ce dont Voltaire se fit l’écho dans deux chapitres célèbres de son Candide ou l’optimisme. La banalité du mal tout comme l’hypothèse d’une fin des temps que la science pourrait expliquer s’imposèrent dans les esprits des Lumières.

Les usages politiques de la fin du monde

Le millénarisme face aux crises

Le bouddhisme syncrétique tel qu’il se développa au Japon à partir du 9e siècle, en agrégeant aux enseignements importés de Chine des traditions ancestrales, vit naître la croyance en la Terre pure (Jôdo), un paradis dans lequel il était possible de renaître après la mort du Bouddha Amida. Vers 985, le moine Genshin rédigea un ouvrage dans lequel il expliquait comment cet enseignement pouvait sauver les hommes en cette époque de « fin de la Loi » (mappô).

La gare d’Ueno après le tremblement de terre du Kanto en 1923
La gare d’Ueno après le tremblement de terre du Kanto en 1923 |

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Cette croyance accompagne une pensée pessimiste du temps présent, dont la popularité peut être vue comme le symptôme d’une crise politique et sociale marquée par les guerres civiles. De fait, l’histoire du Japon connut la résurgence de mouvements de type millénariste réactivés par les cataclysmes tels que les séismes ou les éruptions volcaniques. Toutes les catastrophes seraient les signes divins invitant à s’élever contre la corruption des pouvoirs en place. On retrouve ce motif dans de nombreuses civilisations et il ne nous a jamais vraiment quittés.

Des craintes propices aux fanatismes

Les fanatismes, politiques ou religieux, se caractérisent souvent par une disposition au pessimisme et le retour d’un imaginaire de la catastrophe rejetant la foi dans le progrès, remplacée par la sujétion à l’Homme providentiel et salvateur. Précipiter la fin du monde, par le recours au terrorisme notamment, peut tenir lieu de programme destiné à se libérer de la corruption ambiante ; le barbare aux frontières ou l’ennemi intérieur, tous deux fantasmés, tiennent lieu de calamité.

Les temps de crise et d’incertitude sont le terreau fertile des apocalypses et de leurs prophètes. Rappelons qu’une lecture allégorique de L’Apocalypse de Jean laisse entendre que l’Empereur de Rome se cache derrière le nom de Satan. Au-delà de la prédication et de ses adeptes, nos consciences occidentales restent d'ailleurs hantées par le motif persistant de la chute de l’Empire romain, où monde et civilisation sont unis dans le même destin.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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