Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Nuits de Paris dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir l'originalité des Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne de Nicolas Edmé Rétif de La Bretonne. Ce vaste ouvrage de plus de trois mille pages, publié fictivement à Londres entre 1788 et 1794, rend compte des pérégrinations nocturnes de l'auteur. Celui-ci parcourt un Paris urbain et contrasté, juste avant la chute de la Monarchie, où se mêlent prostituées, voleurs ou espions. L'auteur est ainsi, avec son ami Mercier, l'un des premiers à faire entrer le peuple en littérature.

Première nuit, partie I

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne, 1788.
Dans ce texte qui fait office d'avant-propos à une œuvre qui comportera plus de huit tomes, Nicolas Rétif de La Bretonne revendique sa volonté d'instruire son lecteur en évoquant la population marginale des bas-fonds parisiens : prostituées, voleurs, escrocs, espions. C'est ce qui constitue l'originalité d'un ouvrage qui prétend décrire « la vérité des faits » et « épouvanter » le citoyen paisible.

Hibou ! Combien de fois tes cris funèbres ne m’ont-ils pas fait tressaillir, dans l’ombre de la nuit ! Triste et solitaire, comme toi, j’errais seul, au milieu des ténèbres, dans cette Capitale immense : la lueur des réverbères, tranchant avec les ombres, ne les détruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands peintres ! J’errais seul, pour connaître l’Homme… Que de choses à voir, lorsque tous les yeux sont fermés ! Citoyens paisibles ! j’ai veillé pour vous ; j’ai couru seul les nuits pour vous ! Pour vous, je suis entré dans les repères du Vice et du Crime. Mais je suis un traître pour le Vice et pour le Crime ; je vais vous vendre ses secrets… Pour vous, je l’ai guetté à toutes les heures de la nuit, et je ne l’ai quitté, que lorsque l’Aurore le chauffait, avec les Ténèbres des hauteurs… O jeune et tendre Beauté, qui dors tranquille sous la garde sacrée d’une Mère vigilante, tu ne sauras jamais ce qu’endurent les Infortunées de ton sexe, de ton âge, de ta beauté, de ton innocence !... Mais pourquoi ne le saurais-tu pas ? Je veux t’instruire : je veux que tu frissonnes, en t’applaudissant de ton bonheur !... Je veux vous épouvanter, Jeunes-filles des conditions communes, que guette le Séducteur barbare ! […]

Mon Lecteur, j’écris pour être votre ami ; pour vous dire des choses, et non pour vous faire entendre des sons. Vous allez voir, dans cet Ouvrage véhément, passer en revue les Abus, les Vices, les Crimes, les Vicieux, les Coupables, les Scélérats, les Infortunées Victimes du sort et des passions d’Autrui. Ceux et celles qui, n’ayant rien à se reprocher, sont déshonorés par le crime qu’ils n’ont pas commis. Vous y verrez des Filles, des Femmes, des Catins, des Espions, des Joueurs, des Escrocs, des Voleurs. Vous y verrez des actions secrètes et généreuses, qui relèvent l’Humanité, qui la rapprochent de son divin Auteur. Vous y trouverez de la morale et de la philosophie…

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne : Londres, 1788-1794.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Lumières
  • Description de ville
  • Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne
  • Les Nuits de Paris
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm5zh9dscv5rz

Le Jardin des plantes

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne, chapitre CXII, 1788.
Dans ce chapitre des Nuits de Paris, l'auteur, lui-même débauché et pornographe notoire, évoque le libertinage qui avait lieu à la fin du 18e siècle du côté du labyrinthe après la fermeture du Jardin des plantes . Il surprend ainsi plusieurs couples s'amusant dans des bosquets.

Je pris par la rue Saint-Victor, et j’arrivai au Jardin des Plantes. Il faisait encore jour : mais le soleil était couché ; la soirée était belle. Je regardai le Labyrinthe. Il me prit une envie démesurée d’aller respirer l’air pur, au-dessus de cette éminence. Mais les portes en étaient fermées. Un homme du quartier me dit que les sous-préposés se réservaient cette partie du Jardin, pour leurs parties fines. Je frémis d’indignation. Je cherchai tant que je trouvai une petite porte au-dessus des forges, par laquelle j’entrai. Je n’eus pas fais trente pas que j’entendis parler et rire dans un bosquet. Je m’avançai doucement, et je vis sur le gazon les débris d’une collation copieuse, autour de laquelle étaient couchés, quatre beaux couples d’amants, qui riaient, jasaient… Je l’avouerai, cette joyeuse compagnie m’offrit l’image du bonheur. Je n’en fus point jaloux, je ne fus point de mauvaise humeur […]
Je m’éloignais sans bruit. Sur la descente orientale, j’aperçus quelques autres couples, mais séparés. Je ne décrirai pas leurs amusements ; ils avaient raison de tenir les portes fermées. J’allais de là sur le monticule vis-à-vis, observant de marcher toujours à couvert. Je vis d’autres Sociétés. Enfin je fus aperçu par des Garçons de jardin. Ils vinrent à moi furieux :

 Comment êtes-vous entré ici ? – Par la porte. – Vous n’êtes pas de la compagnie ! – Non. – Vous êtes… – Vous êtes des Insolents ; et taisez-vous, ou je vous ferai-voir, que cet endroit doit être ouvert ; il ne renferme aucune plante rare, et le Jardin-du-Roi, ne doit pas être l’asile du libertinage. […]

J’allai chez la Marquise pour la première fois depuis trois mois ; je lui racontai ce que je venais de voir ; et elle en écrivit à l’Intendant du Jardin. L’abus dura quelques temps encore ; enfin, il a cessé, par les ordres de Buffon.

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne : Londres, 1788-1794.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Lumières
  • Description de ville
  • Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne
  • Les Nuits de Paris
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmwsrzgh8bb3s

Les massacres de septembre 1792

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne, Partie XVI, 1788.
En janvier 1793, Rétif décide d'ajouter une seizième partie à celles des Nuits de Paris qu'il a déjà fait paraître. Cette seizième partie, devenue rarissime aujourd'hui, retrace vingt-six « nuits » marquantes de la Révolution. Rétif se veut ici historien véridique des événements, même s'il n'a pas été témoin de tout ce qu'il rapporte. Il précise, et c’est important, « les faits sont écrits à mesure et dans l'opinion alors dominante ; j'ai pensé que je devais laisser ce vernis, parce qu'il est historique autant que la narration elle-même. »

Le 10 août avait renouvelé et achevé la Révolution : les 2, 3, 4 et 5 septembre jetèrent sur elle une sombre horreur. Le dimanche, à 6 ou 7 heures, je sortis, ignorant, comme de coutume, ce qui se passait. J'allais sur mon île, cette île Saint-Louis si chérie. [...] Je pris par le pont Marie et le port au Blé. On y dansait. Je me rassurai. Arrivé au grand cabaret à marches, qui termine le port, j'y vis danser encore. Mais aussitôt un passant s'écria : « Voulez-vous bien cesser vos danses ? On danse ailleurs d'une autre sorte. » La danse cessa. Je poursuivis ma route le cœur serré. [...]

J'avais là un petit homme, Suisse d'origine, mais né à Paris, qui savait toutes les nouvelles de son quartier, qui est la section du Théâtre-Français. « On tue aux prisons, me dit-il : ça a commencé par mon quartier, à l'Abbaye. On dit que ça vient d'un homme d'hier mis au carcan à la Grève ; qui a dit qu'il se f... de la nation, et d'autres injures. Le monde s'est ému ; on l'a fait monter à la ville, et il a été condamné à être pendu. Il a dit avant, que toutes les prisons pensaient comme lui, et que sous peu, on verrait beau jeu ; qu'ils avaient des armes, et qu'on les lâcherait dans la ville, quand les volontaires en seraient partis... Ça a fait qu'aujourd'hui, on s'est attroupé devant les prisons, qu'on a forcées, et qu'on y tue tous les prisonniers qui ne sont pas pour dettes. » [...]

On commençait alors à tuer au Châtelet : on se rendait à la Force. Mais je n'y allai pas : je crus fuir ces horreurs, en me retirant chez moi... Je me couchai... Un sommeil, agité par la furie du carnage, ne me laissa prendre qu'un pénible repos, souvent interrompu par le sursaut d'un réveil effrayé. Mais ce n'était pas tout. Vers les 2 heures, j'entends passer sous mes fenêtres une troupe de cannibales, dont aucun ne me parut avoir l'accent du Parisis ; tout était étranger. Ils chantaient ; ils rugissaient ; ils hurlaient. [...] Quelques-uns de ces tueurs criaient : « Vive la Nation ! » Un d'entre eux, que j'aurais voulu voir, pour lire son âme hideuse sur son exécrable visage, cria forcènement : « Vive la mort ! »

Nicolas Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou Le Spectateur nocturne : Londres, 1788-1794.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Lumières
  • Description de ville
  • Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne
  • Les Nuits de Paris
  • Révolution française
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm2x17r2bhnqf